Dialogue avec Cécilia Bécanovic
C.B. En 2003 tu as exposé à
la Galerie Vasistas (Montpellier), une série de photographies intitulée
Les formes du repos. Dans le communiqué de presse, Albert Asthom
avait repris une citation de Borges que tu affectionnes particulièrement
: « C'est presque insulter les formes du monde de penser que nous
pouvons inventer quelque chose ou que nous ayons même besoin d'inventer
quoi que ce soit. »
R.Z. Depuis qu'Albert a mis la main sur cette phrase (elle se trouve dans
les entretiens de Borges avec Victor Burgin), j'en ai fait ma devise.
L'expression, l'imagination, c'est à mon sens une affaire de montage,
de collage. Je doute sérieusement de la possibilité de créer
à partir de rien, ou, plus exactement, je doute de la possibilité
de produire une œuvre résolument originale et individuelle.
Si l'on pense que le monde est fini, l'ensemble des formes et des possibilités
l'est aussi. Vu sous cet angle il n'y a rien de vraiment mystérieux
si des artistes éloignés dans l'espace ou le temps produisent
des formes ou des idées similaires. Alors plutôt jouer avec
les choses qui sont là que d'imaginer qu'on en invente de nouvelles.
Je ne me situe pas pour autant du côté de l'objectivité.
Mon travail est toujours plus proche de la collection que de la typologie.
Je revendique cette subjectivité qui passe par le choix, le cadrage
et le montage de fragments de réalités. Je ne cherche pas
à donner le réel comme tel. Au contraire, j'accentue l'idée
selon laquelle ce qui nous entoure ne peut être perçu que
culturellement.
C.B. Les formes du repos sont une collection
d'objets en béton isolés dans la nature ou sur un terrain
vague. De la manière dont tu les photographies, ces formes géométriques
apparaissent comme des sculptures involontaires, comme d'étranges
monuments.
R.Z. Des monuments ? Oui, peut-être. Mais alors des monuments en
attente de signification, comme cette flamme que l'on avait installée
entre deux feux rouges au-dessus du Pont de l'Alma sans trop savoir qu'en
faire et qui n'a pris sens qu'après l'accident de Diana. Ou alors
des monuments tels ceux que Robert Smithson avait photographiés
à Passaic dans le New Jersey. Des monuments produits par l'environnement,
mais qui entretiennent avec lui une relation paradoxale. C'est l'écart
ou la tension entre l'objet et son « décor » qui m'intéresse.
Je recherche des objets qui sont comme exposés, c'est-à-dire
abstraits, déconnectés du continuum béton-goudron
de l'urbanité.
C.B. Ces images ne sont pas métaphoriques.
Les objets ne sont plus que des signes dont on aurait oublié la
signification. Ils fonctionnent plutôt sur le mode de l'intertextualité,
nous renvoyant vers d'autres formes et d'autres textes. On décèle
rapidement une parenté avec des objets scientifiques ou spéculatifs,
les corps platoniciens notamment, c'est-à-dire l'ensemble des polyèdres
réguliers, ceux dont s'était servi Kepler pour élaborer
sa cosmologie.
R.Z. Tous les objets photographiés ne fonctionnent pas sur le même
mode. Il y a ceux dont tu viens de parler, les plus intrigants, et ceux
que l'on reconnaît tout de suite, dont la lecture se situe à
un autre niveau. Je pense aux escaliers à l'envers qui, déstructurés,
évoquent les prisons de Piranèse dont Borges s'était
inspiré pour construire sa fascinante Cité des Immortels.
Il y a aussi la triple rampe de skate, là ce qui m'intéresse
c'est l'origine de cette forme, la vague, désormais pétrifiée
dans le béton.
C.B. Rodney Graham considère ses
photographies d'arbres isolés comme des portraits. Les formes du
repos, à mi-chemin entre la sculpture et la peinture, entre le
volume et l'image, appartiennent plutôt à la catégorie
de la nature morte. Ici, il serait question de « vies immobiles
» à l'échelle du paysage.
R.Z. Je me demande toujours quelle est la frontière qui sépare
un objet d'un espace. Au début j'ai pensé à la mobilité,
à la différence entre un meuble et un immeuble, puis je
me suis dit que ça ne suffisait pas. Je crois que j'ai fini par
considérer comme objet, tout ce qui est fragmentaire, ou insulaire.
Par exemple la voie de l'Aérotrain, c'est indéniablement
un espace, elle mesure 18 kilomètres, mais elle ne relie rien à
rien, elle est juste là perdue dans les champs, ses deux extrémités
dans le vide. La photographie du monorail de l'Aérotrain, celle
qui fait partie de la série des Formes du repos, est réellement
le pivot entre les photos et les vidéos, entre l'objet et l'espace.
Finalement, je me sers de la photographie comme du moyen le plus simple
pour unifier des formes diverses en jouant sur l'échelle et le
point de vue.
C.B. Toujours à la galerie Vasistas,
en regard des photographies, tu avais exposé une sculpture, ou
plutôt un objet : une roue en parpaings, inspirée d'une œuvre
de l'artiste brésilien Iran Do Espirito Santo. Cet objet est en
quelque sorte un manifeste, il instaure la relation dialectique mouvement-immobilité
qui est l'une des bases de ton travail. On retrouve très explicitement
cette dialectique dans l'ensemble du projet Pentacycle (2002, en collaboration
avec Vincent Lamouroux) et plus récemment dans Rooler-Gab (2004)
la vidéo que tu as réalisée autour d'un skatepark
abandonné dans la garrigue.
R.Z. Avant de dire quelques mots sur la sculpture en question, je voudrais
préciser une dernière chose à propos des Formes du
repos. Photographier, ce n'est pas quelque chose qui va de soi, je suis
absolument étranger à la logique de « l'instant décisif.
» Les seules choses que je m'autorise à photographier, ce
sont des objets tellement immobiles qu'ils sont presque « naturellement
» à l'état de photographie. Les formes du repos sont
des photographies au carré. Il en va de même de la roue en
parpaings qui n'est que la sculpture d'une sculpture. J'ai repris, au
sens musical du terme, une œuvre de l'artiste brésilien Iran
Do Espirito Santo : un cercle taillé dans un mur en briques. Cette
œuvre, comme beaucoup d'autres dans l'art contemporain, fonctionne
sur le modèle de la partition musicale ou de la recette de cuisine
; si je te dis « une roue taillée dans un mur de briques
» , tu as déjà une image dans la tête. C'est
une œuvre « allographe » , qui peut aussi bien être
réalisée par l'artiste que par un autre. J'ai rendu effectif
ce mode de fonctionnement qui, dans l'art contemporain, n'est finalement
que théorique. Bien sûr je n'ai pas fabriqué cette
roue pour illustrer une idée. C'est quelque chose que j'aurais
pu, que j'aurais dû faire... D'ailleurs, une même œuvre,
prise dans le contexte du travail d'un artiste ou d'un autre n'a plus
forcément le même sens. Pour moi c'est tout simplement un
oxymore de l'immobilité en mouvement. C'est en ce sens que j'avais
suggéré à Albert Asthom de reprendre dans le communiqué
de presse de l'exposition chez Vasistas le passage du livre de Cyrano
de Bergerac (L'autre monde ou les états et empires de la lune)
où il décrit une ville roulante. Dans la vidéo que
j’ai présenté au Frac Languedoc-Roussignon (Rooler
Gab), comme dans la vidéo du Pentacycle c'est toujours ce même
point qui est essentiel (d'ailleurs les règles sous-jacentes à
ces deux vidéos sont les mêmes). Il ne s'agit pas de n'importe
quelles ruines, ce n'est pas une maison ou un bunker, ce sont des espaces
qui étaient dédiés au mouvement, à la vitesse
même. Mais pour filmer leur immobilité, j'ai besoin de fixer
un étalon. L'étalon, c'est le mouvement en fonction duquel
se mesure l'immobilité. L'étalon, c'est le chien, le Pentacycle.
C.B. De la même manière que
la voie de l'Aérotrain, tu as envisagé le site de Rooler
Gab comme « un fossile du mouvement à l'échelle du
paysage. » Je repense à ton histoire de vague pétrifiée.
Je trouve que ça s'applique plutôt bien à cette piste
aménagée sur une colline et conçue, comme l'explique
la vieille pancarte, tout spécialement pour les sports à
roulettes. Tu dis qu'un promeneur aventureux mais un peu distrait pourrait
très bien ne pas remarquer les pylônes du téléski
qui rendent ce projet si particulier. Après une phase de repérages
en diverses saisons, après avoir rencontré Gabriel Leuret,
dont l'imagination prosaïque est à l'origine de cette piste,
tu as choisi de rendre les aspects les plus contradictoires du site en
te laissant guider par un chien.
R.Z. Dans cette vidéo, on voit d'abord un chien de chasse dans
un environnement qui lui est associé, la garrigue. On sent ensuite
la présence de l'urbanité dans cette campagne, puis il y
a le tire-fesses, les virages, et on commence à comprendre que
le chien n'a pas vraiment le premier rôle. J'aime bien faire passer
le sujet principal au deuxième plan, filmer ou montrer une chose
sans en avoir l'air, c'est un peu l'histoire du doigt qui montre la lune
et de l'imbécile qui regarde le doigt. Sauf qu'en art, il n'y a
pas d'idiot puisque sans doigt il n'y aurait pas de lune. C'est le même
type de relation qui est à l'œuvre dans Paysage d'où
vient le vent (2003). Une caméra est fixée sur la flèche
d'une girouette et retransmet instantanément l'image du paysage
sur un écran dans le lieu d'exposition. On peut se dire que la
girouette, donc le vent, n'est qu'un moyen de filmer objectivement le
quotidien qui nous entoure. On peut aussi penser qu'il s'agit avant tout
d'un auto-portrait du vent, et que le paysage n'est au fond qu'un révélateur,
au sens photographique du terme. L'intérêt, c'est pour moi
le jeu de va-et-vient entre ces deux façons de voir.
C.B. Dans le deuxième cas, le paysage
joue finalement le rôle du plâtre dont tu t'es servi pour
mouler les trous d'un emmenthal. D'ailleurs, le titre de la série,
Les yeux (2004), est ambivalent. Il peut se lire aussi bien d'une manière
pragmatique (les yeux d'un fromage, ce sont ses trous) que métaphorique
(tu nous donnes à voir ce qui était invisible).
R.Z. Dans cette nouvelle série d'objets photographiés on
retrouve le thème sous-jacent d'une archéologie de l'ordinaire.
C'est d'ailleurs les techniques de moulage utilisées à Pompéi,
via Voyage en Italie de Rossellini, qui m'ont donné l'idée
de réaliser ces objets. Je trouve qu'un emmenthal incarne assez
parfaitement le mystère dans lequel peut nous faire plonger le
quotidien le plus anodin.
C.B. L'apparente hétérogénéité
de ton travail, la diversité des techniques, mais aussi ton attitude
de collectionneur et ton désir de faire de l'ordre, n'est pas sans
rappeler la logique des cabinets de curiosités.
R.Z. Je m'intéresse à la curiosité du collectionneur
plus qu'à celle des objets (donc aux cabinets de curiosité,
sans « s »). L'important, c'est ce que la collection dessine
en creux, l'espace entre chaque objet, une vision plus « dynamique
» de la collection. Ce n'est pas l'esthétique du cabinet
de curiosité qui me séduit, mais plutôt la structure
qu'il propose, celle d'un espace d'où sont bannies des dichotomies
inutiles telles que géométrique/organique, forme/informe,
ou encore produit de l'homme/produit de la nature. C'est un espace que
pourrait très bien définir la notion de poétique
généralisée chez Caillois qui suppose l'unité
et la continuité du monde physique, intellectuel et imaginaire.
C.B. Ce sont justement des auteurs comme
Borges et Caillois qui ont motivé tes travaux d'écriture.
Roger Caillois transforme la base scientifique de ses recherches en littérature,
tandis que toi tu transformes ta pratique du skateboard en un petit essai
intitulé La conjonction interdite. J'aimerais que tu me dises quelques
mots de ton rapport à l'écriture.
R.Z. Le projet Pentacycle comporte un objet (un véhicule), une
vidéo et un texte (un entretien) ; si, avec Vincent, nous avons
senti le besoin de ce texte, ce n'est pas seulement pour être bavard.
Nous savions que ces observations, personne ne les ferait à notre
place. Ce projet s'est étalé dans le temps, et l'entretien
est un récit de voyage plus qu'un texte théorique. En 1999,
alors que j'étais encore étudiant en Angleterre, j'ai écrit
un petit essai sur Borges en forme de nouvelle. J'en ai fait un petit
livret format A5, photocopié à 200 exemplaires. C'était
une biographie d'Isidore Thomas Béral, un peintre suisse du début
du siècle qui aurait trouvé le moyen de peindre scientifiquement
une perspective rigoureusement inversée. Je me disais que malgré
toutes les libertés que permet l'art contemporain, une lui est
toujours interdite, celle de créer une œuvre dans le passé.
Il n'y a que la fiction qui peut ça et je crois que l'artiste ne
devrait pas s'en priver. Pour La conjonction interdite (2003), c'est encore
différent. Le skate est un sujet aussi bien qu'un prétexte.
Il y en a qui recopient les pages du dictionnaire entre deux projets,
moi, je collecte des infos et des notes autour de ce thème, cela
satisfait un besoin de recherches et de spéculation. Bien évidemment
mon travail n'est pas sans rapports avec certains aspects de la pratique
du skateboard, mais il ne faut pas chercher ces liens dans le folklore,
c'est un peu plus souterrain.
© Offshore 2004
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